L’étude que nous avons décidé de mener porte sur la musique de rue. Pour se faire, nous nous sommes rendues dans les rues de Strasbourg au printemps, période où le temps se réchauffe et les gens se promènent volontiers dehors. Nous avons au total réalisé deux sessions filmées où nous déambulions dans les rues, “comme tout le monde”, pour, au fur et à mesure de ladite promenade, tomber sur de la musique de rue. En réalité, tout son produit par la ville était bon à prendre et participait à l’ambiance de la rue. C’est notamment la raison pour laquelle nous avons tenu à insérer des séquences “atmosphériques” pour poser le décor et montrer dynamiquement la ville en vie : son du barrage, des différentes langues, des bruits de pas, des oiseaux, etc. Ces instants musicaux parsemés dans la ville s’invitent, se mêlent et confirment ou réinventent ces espaces. De ce fait, nous avons eu comme perspective dans le montage de ce film de vouloir montrer ces moments de flottements musicaux, dans lesquelles le temps s’arrête un moment et où de nouvelles interactions naissent. Nous avons donc pris le choix de proposer des images contemplatives pour laisser les spectateurs s’imprégner de l’ambiance du lieu, avec une proximité plus ou moins grande, selon les plans, avec l’émetteur et le receveur de la musique, mais aussi avec la musique et les bruits tout autour.
Dans un premier temps, nous nous sommes concentrées sur l’interaction entre le “musicien” et le contexte dans lequel il joue. Tout d’abord, le lieu où le musicien joue n’est pas anodin. Nous avons pu voir lors de nos observations que selon l’ambiance du lieu, certains instruments ou genres musicaux sont privilégiés. Le violoniste jouant des airs mélodramatiques se mélange parfaitement au parvis de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg sur lequel il joue. Cependant, il arrive aussi que l’émetteur de la musique produise une toute nouvelle saveur à l’endroit où il la produit. C’est en l’occurrence le cas pour les deux hommes dans une rue longeant la place Kléber qui, en dessinant avec des craies sur le sol, ont mis de la musique électronique sur leur enceinte et, par cela, animé de manière différente ce lieu de passage. Ces “lieux-paysages” (Antoine Fleury et al., 2017) sont complétés ou altérés par la musique, engageant une réelle scénographie. Les auteurs parlent de “production [de] paysage sonore”.
Ces “lieux-paysages” suscitent donc des stratégies étudiées par les “musiciens”, qui jouent ou produisent de quelconque façon de la musique. On ne met pas n’importe quelle musique à n’importe quel endroit, à n’importe quel volume. Outre le paramètre acoustique d’un lieu à ne pas négliger, les musiciens vont se placer dans des lieux de passage pour s’affirmer dans le lieu mais surtout gagner en visibilité non pas en créant des attroupements autour d’eux mais plutôt en misant sur “un flux continu de passants, ce qui multiplie le nombre de spectateurs et donc de donateurs potentiels.” (ibid.), dans le cas où ils veulent mettent à disposition un récipient (chapeau, étui à instrument, pochon) pour rémunérer leur performance. Les musiciens vont aussi jouer sur un certain patrimoine pour manifester une certaine émotion auprès de l’audience : jouer sur la nostalgie, la “subculture”, l’exotisme, le romantisme, la génération, l’actualité, etc. Et ainsi d’une certaine manière “attirer”, partager des émotions avec ceux qui apprécient cette musique. Au final, le patrimoine intervient comme acteur de l’expérience (Yves Raibaud, 2006) en mettant en avant un imaginaire partagé collectivement.
Dans un second temps, nous nous sommes intéressées à l’interaction cette fois-ci entre le “musicien” et l’audience. Voici le schéma-type : le musicien se pose à un endroit donné, joue. Les gens passent et certains s’attardent et se posent à égale distance de celui-ci. Des regards s’échangent. Au bout d’un certain temps, le passant va déposer une pièce et s’en va.
Le musicien qui met ou joue de la musique dans la rue s’impose à l’espace social public. Cela peut être vu comme de l’intrusion, car bien souvent nous avons tendance, en contexte occidental, à s’enfermer dans une “bulle” à l’extérieur, bien que nous avons conscience de l’environnement qui nous entoure. S’élabore alors dans le cas des musiciens de rue, comme dans toute interaction sociale, un “contrat social” entre le musicien et le passant. Pour commencer, les rôles de chacun sont codifiés. Le musicien, d’un côté, va adopter une certaine posture pour engager son corps dans la musique qu’il émet : “La prestation et le spectacle forment ainsi un répertoire de gestes de métier qui sont les signes d’un véritable savoir-faire.” (Eliane Daphy et Florence Gétreau, 1999). Cette mise en scène va de paire avec le sujet, le message qu’il veut faire porter. De l’autre côté, le passant prendre le choix de s’arrêter ou de continuer sa route, tout en restant à une distance bien déterminée. Le seul moment où le spectateur va rompre cette distance sera le moment où il donnera de l’argent au musicien. En général, le passant attendra la fin de la musique pour mettre une pièce et faire un signe d’approbation au musicien, avant de rompre l’interaction et s’en aller. On peut y voir un contre- don à la prestation proposée par l’artiste. Nous avons remarqué que, souvent, ce sont les enfants qui vont donner la pièce, signe que cette interaction, cet effort est important et constitue un point culminant au dialogue entre artiste et spectateur. C’est pourquoi on peut voir cette interaction en tant que contrat social passé entre le performeur et le passant, dans le sens où cet échange est codifié.
Bibliographie
FLEURY, Antoine & FROMENT-MEURICE, Muriel & PODDIGHE, Lorenzo
2017 “Musiciens de rue et renouveau des espaces publics à Paris”, Cahiers de géographie du Québec, 61, 172, p. 99–116.
DAPHY, Eliane & GETREAU, Florence
1999 “Musiciens des rues, musiques dans la rue”, Ethnologie française, Presses Universitaires de France, 39, 1, p. 8–10.
RAIBAUD, Yves
2006 “Les fêtes musicales : expérience de la ville et performativité”, Géographie et cultures, L’Harmattan, p. 87–104.