Hommage à Cristina Calderón

Tribune de Geremia Cometti en hommage à Cristina Calderón de communauté Yagan, Patagonie chilienne parue le 22 février 2022 dans Libération  et le 25 février dans Le Courrier

Ci-dessous le texte en français, en espagnol et en anglais:

Cristina Calderón, la seule personne qui parlait couramment la langue Yagan, s’est éteinte à 93 ans

Cristina Calderón est décédée ce jeudi 16 février dans l’hôpital de Punta Arenas, capitale de la région de Magallanes en Patagonie chilienne. Elle avait été évacuée la veille depuis Puerto Williams, sur l’île Navarino, où elle habitait avec les autres Yagan, dans le village-quartier de Villa Ukika.

Sa mort a été annoncée par sa fille, Lidia González Calderón, actuelle vice-présidente adjointe de l’Assemblée constituante du Chili. Cette dernière représente les communauté Yagan, la plus australe du monde, dans l’important rôle d’écriture de la nouvelle Constitution, au sein de laquelle les peuples autochtones espèrent que l’État chilien leur reconnaitra finalement des droits fondamentaux que cinq siècles de colonisation leur ont retiré.

Dans ces jours, la plupart des journaux parlent de la mort de « la dernière locutrice d’une langue autochtone ». Il y a quelques années, ils auraient probablement parlé de « la dernière Yagan », comme cela a été le cas après la mort de Lola Kiepja en 1966, dernière locutrice de la langue Selk’nam, communauté voisine des Yagan en Terre de Feu. Les anthropologues eux-mêmes ont véhiculé cette image de « la dernière descendante des Selk’nam » à l’époque de la mort de Lola Kiepja, très probablement avec l’objectif de souligner les conséquences de la colonisation sur ces terres de la Fin du monde. Ils n’avaient pas réalisé que cette étiquette allait coûter cher aux descendants Selk’nam qui revendiquent encore aujourd’hui leur existence. Cristina Calderón et les autres Yagan connaissaient bien ce qu’ont vécu les Selk’nam après la mort de Lola Kiepja. Pour cette raison, Cristina Calderón répétait souvent qu’elle était la seule qui savait encore parler cette langue couramment, mais elle tenait toujours à souligner qu’elle n’était absolument pas la dernière Yagan, ni la dernière locutrice. Elle a travaillé dans les dernières années de sa vie avec sa petite-fille Cristina Zárraga pour garder cette langue vivante. D’autres Yagan de Villa Ukika la connaissent partiellement, et c’est un des objectifs de la nouvelle génération de Yagan que de revitaliser cette langue vernaculaire.

Cristina Calderón, connue par toutes et tous avec le nom d’Abuela (Grand-mère), avait été reconnue en 2009 par l’État chilien comme un « trésor humain vivant ». Son histoire, très bien résumée par sa petite-fille dans le livre Cristina Calderón. Memorias de mi abuela yagan[1], a été marquée par toutes les conséquences de la colonisation. Jusqu’aux années 1960, elle a vécu dans différents endroits du canal de Beagle entre l’Argentine et le Chili, jusqu’à ce que l’État chilien décide d’installer tous les Yagan à Villa Ukika, non loin de la base militaire de Puerto Williams. Les années suivantes, elle a vécu l’arrivée de la dictature de Pinochet et les tensions croissantes avec l’Argentine pour l’accès à l’Antarctique. Vivre aux côtés des militaires n’a pas été simple, et les Yagan ont souffert toutes sortes de discriminations, leur intimant souvent un sentiment de honte d’être autochtones. C’est un raccourci, mais il n’est pas vraiment étonnant de penser qu’une langue s’est presque perdue dans ce contexte.

J’ai eu l’opportunité de vivre à Villa Ukika de janvier à mars 2020, et chaque jour Cristina recevait trois ou quatre visites dans sa maison. Elle accueillait tout le monde avec le sourire. Comme me l’a confié en février 2020 Alberto Serrano, directeur du « Musée anthropologique Martin Gusinde » de Puerto Williams : « Je ne peux pas parler pour elle, mais je peux présumer d’après ce que j’ai vu et entendu, qu’elle a été toujours fière d’être Yagan. Dans le passé c’était quelque chose de plus intime en raison des discriminations que les Yagan ont subi, mais aujourd’hui c’est différent et cette fierté est plus publique pour elle comme pour les autres Yagan. ».

Gabriel Boric, président élu du Chili et originaire de Punta Arenas a lui aussi rendu hommage à Cristina Calderón : « Son amour, ses enseignements et ses luttes depuis le Sud du Monde, là où tout commence, resteront éternels. Un gros câlin à toute sa famille et à Villa Ukika. Vous n’êtes pas seules et seuls ». Je trouve les mots de Boric porteurs d’une certaine force symbolique, puisqu’il parle d’ « où tout commence » pour en finir avec l’image ethnocentrique qui consiste à considérer la Patagonie comme la « fin du monde », comme quelque chose qui se termine. Là-bas, malgré la triste nouvelle de la mort de l’Abuela Cristina, quelque chose est en train de commencer. En réalité, cela a déjà commencé depuis quelques temps et je pense au terme de « lutte » utilisé par le président élu. En effet, depuis 2019, les Yagan luttent contre l’arrivée massive de l’industrie du saumon dans le canal de Beagle. Lorsqu’en mars 2019, le Roi et la Reine de Norvège ont visité la région pour promouvoir les activités des entreprises norvégiennes en Patagonie, les Yagan ont organisé des manifestations d’opposition, dès leur arrivée sur l’île Navarino. L’Abuela Cristina en personne est allée dire au Roi et la Reine qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans leurs mers. Grâce à cette lutte, les autorités chiliennes ont obligé l’industrie du saumon à retirer leurs cages du canal de Beagle.

Cristina Calderón les a malheureusement quittés. Mais la jeune génération de Yagan savait qu’un jour elle allait partir. Dans toutes les luttes futures des Yagan, à l’Assemble à Santiago du Chili comme sur le terrain en Patagonie, la mémoire de Cristina les accompagnera comme sa fille Lidia l’a déclaré : « Tout ce que je ferai dans mon travail sera en ton nom et au nom des Yagan ».

Cristina Calderón, la única persona que hablaba con fluidez la lengua yagán, murió a los 93 años

Cristina Calderón falleció el jueves 16 de febrero de 2022 en el hospital de Punta Arenas, capital de la región de Magallanes, en la Patagonia chilena. Había sido evacuada el día anterior desde Puerto Williams, en la isla Navarino, donde vivía con otros yaganes en Villa Ukika.

Su muerte fue anunciada por su hija, Lidia González Calderón, actual vicepresidenta adjunta de la Convención Constitucional de Chile. Lidia representa a la comunidad Yagán, la mas austral del mundo, en el importante papel de redactar la nueva Constitución chilena, en la que los pueblos indígenas esperan que el Estado chileno reconozca por fin algunos de los derechos fundamentales que cinco siglos de colonización les han privado.

En estos días de luto, la mayoría de los periódicos hablan de la muerte de la última persona que hablaba una lengua indígena. Hace unos años, probablemente habría sido llamada “la última Yagán”, como ocurrió tras la muerte de Lola Kiepja en 1966, la última hablante de la lengua Selk’nam, una comunidad cercana a los yaganes en Tierra del Fuego. Los mismos antropólogos transmitieron esta imagen de la última descendiente Selk’nam en el momento de la muerte de Lola Kiepja, muy probablemente para poner de manifiesto las consecuencias de la colonización en estas tierras del Fin del Mundo. Sin embargo, no se dieron cuenta de que esta etiqueta les costaría muy caro a los descendientes de los Selk’nam, que aún reclaman su existencia. Cristina Calderón y los demás yaganes eran y son muy conscientes de lo que vivieron sus vecinos Selk’nam tras la muerte de Lola Kiepja. Por eso, Cristina Calderón repetía a menudo que era la única que aún podía hablar correctamente la lengua, pero siempre se esforzaba por subrayar que no era en absoluto la última yagana ni la última hablante. De hecho, Cristina Calderón trabajó en los últimos años de su vida con su nieta Cristina Zárraga para mantener viva la lengua. Otros yaganes de Villa Ukika la conocen parcialmente y uno de los objetivos de la nueva generación de yaganes es revitalizar esta lengua vernácula.

Cristina Calderón, conocida por todos como la Abuela Cristina, fue reconocida en 2009 por el Estado chileno con el título de “Tesoro humano vivo”. Su vida, muy bien resumida por su nieta en el libro Cristina Calderón. Memorias de mi abuela yagan[1], estuvo marcada por todas las consecuencias de la colonización. Hasta los años 60, vivió en distintos puntos del Canal Beagle entre Argentina y Chile, hasta que el Estado chileno decidió reagrupar a todos los yaganes en Villa Ukika, no lejos de la base militar de Puerto Williams. En los años siguientes, la Abuela vivió la llegada de la dictadura de Pinochet y las crecientes tensiones con Argentina por el acceso estratégico a los territorios antárticos. La convivencia con los militares no fue fácil para los yaganes, que sufrieron todo tipo de discriminación que llevó algunos a esconder su origen indígena. No es sorprendente que una lengua haya casi desaparecido en este contexto.

Antes de que llegara la pandemia del covid-19, tuve la oportunidad de vivir en Villa Ukika de enero a marzo de 2020. Cada día Cristina recibía tres o cuatro visitas en su casa. Recibía a todos con una sonrisa. Como me dijo Alberto Serrano, director del “Museo Antropológico Martín Gusinde” de Puerto Williams, en febrero de 2020: “No puedo hablar por ella, pero puedo suponer, por lo que vi y escuché, que siempre estuvo orgullosa de ser Yagán. Pero en el pasado era algo más íntimo y reservado por todas las discriminaciones que han subido. Ahora es diferente y este orgullo es mas publico por ella y por los otros yaganes”.

Gabriel Boric, presidente electo de Chile y originario de Punta Arenas, también rindió homenaje a Cristina Calderón: “Su cariño, sus enseñanzas y sus luchas desde el Sur del mundo, donde todo comienza, seguirán vivos por siempre. Un fuerte abrazo gigante a toda su familia y Villa Ukika. No están solas y solos”. Me parece que las palabras de Boric tienen una cierta fuerza simbólica, ya que habla de “donde todo comienza” para acabar con la imagen etnocéntrica de la Patagonia como el “Fin del Mundo”. Allí, a pesar de la triste noticia de la muerte de la Abuela Cristina, algo está empezando. De hecho, ya ha comenzado desde hace tiempo. Desde 2019, los yaganes luchan contra la llegada masiva de la industria salmonera al Canal de Beagle. Cuando en marzo de 2019 los Reyes de Noruega visitaron la región para promocionar las actividades de las empresas noruegas en la Patagonia, los yaganes organizaron varias protestas contra su visita a la isla Navarino. La propia Abuela Cristina fue a decirle al rey y a la reina en persona que no eran bienvenidos en sus mares. Gracias a sus protestas, las autoridades chilenas obligaron a la industria salmonera a retirar las jaulas de salmón que ya estaban instaladas en el Canal de Beagle.

Cristina Calderón, lamentablemente, los ha dejado. Pero la joven generación de yaganes era consciente de que un día se iría. En todas sus luchas futuras, en la Convención Constitucional de Santiago de Chile y en el campo en Patagonia, la memoria de Cristina los acompañará como dijo su hija Lidia: “Todo lo que haga en el trabajo en el que estoy, será en tu nombre. Y en él, estará representado también tu pueblo”.

Cristina Calderón, the only fluent speaker of the Yagan language, has died aged 93

Cristina Calderón died on Thursday 16th of February in the hospital in Punta Arenas, capital of the Magallanes region in the Chilean Patagonia. She had been evacuated the day before from Puerto Williams, on Navarino Island, where she lived with the other Yagan in the village of Villa Ukika.

Her death was announced by her daughter, Lidia González Calderón, who is currently the Deputy Vice-President of the Constituent Assembly of Chile. She represents the Yagan community in the important role of writing the new Constitution, in which indigenous peoples hope that the Chilean State will finally recognise their fundamental rights, which five centuries of colonisation have taken away.

Nowadays, most newspapers talk about the death of “the last speaker of an indigenous language”. A few years ago, they would probably have spoken of “the last Yagan”, as was the case after the death of Lola Kiepja in 1966, the last speaker of the Selk’nam language, a neighbouring community of the Yagan in the Tierra del Fuego. Anthropologists themselves conveyed this image of the “last Selk’nam descendant” at the time of Lola Kiepja’s death, most probably with the aim of highlighting the consequences of colonisation in these lands at the end of the world. They did not realise that this label would cost a lot for the Selk’nam descendants who still claim their existence. Cristina Calderón and the other Yagan were well aware of what the Selk’nam experienced after the death of Lola Kiepja. For this reason, Cristina Calderón often repeated that she was the only one who still knew how to speak the language fluently, but she was always keen to stress that she was by no means the last Yagan, nor the last speaker. She worked in the last years of her life with her granddaughter Cristina Zárraga to keep the language alive. Other Yagans from Villa Ukika know some of it, and it is one of the purposes of the new generation of Yagan to revitalise this vernacular language.

Cristina Calderón, known to all as Abuela Cristina (Grandmother Cristina), was recognised in 2009 by the Chilean State as a “living human treasure”. Her story, very well summarised by her granddaughter in the book Cristina Calderón. Memorias de mi abuela yagan[1], was marked by all the consequences of colonisation. Until the 1960s, she lived in different parts of the Beagle Channel between Argentina and Chile, until the Chilean State decided to settle all the Yagan in Villa Ukika, not far from the military base in Puerto Williams. In the following years, she lived through the arrival of the Pinochet dictatorship and the growing tensions with Argentina over access to Antarctica. Living alongside the military was not easy, and the Yagan suffered a lot of discrimination, making some of them feel ashamed of being indigenous. This is a shortcut, but it is not really surprising to think that a language was almost lost in this context.

I had the opportunity to live in Villa Ukika from January to March 2020, and every day Cristina had three or four visitors in her house. She welcomed everyone with a smile. As Alberto Serrano, director of the “Martin Gusinde Anthropological Museum” in Puerto Williams, told me in February 2020: “I can’t speak for her, but I can assume from what I have seen and heard that she has always been proud to be Yagan. But in the past, it was something more intimate for her because of all the discriminations that they had suffered. Now it’s different and this pride is more public for her and for the other Yagan”.

Gabriel Boric, President-elect of Chile and a native of Punta Arenas, also paid tribute to Cristina Calderón: “Her love, her teachings and her struggles from the South of the World, where it all begins, will remain eternal. A big hug to all her family and to Villa Ukika. You are not alone”. I find Boric’s words have a certain symbolic force, as he speaks of “where it all begins” to put an end to the ethnocentric image of Patagonia as the “end of the world”, as something that ends. There, despite the sad news of Abuela Cristina’s death, something is beginning. In fact, it has already begun for some time, and I am thinking about the term “struggles” used by the president-elect. Indeed, since 2019, the Yagan have been fighting against the massive arrival of the salmon industry in the Beagle Channel. When in March 2019, the King and Queen of Norway visited the region to promote the activities of Norwegian companies in Patagonia, the Yagan organised protests in opposition, as soon as they arrived on Navarino Island. The Abuela Cristina herself went to tell the King and Queen that they were not welcome in their seas. As a result of this struggle, the Chilean authorities forced the salmon industry to remove their cages from the Beagle Channel.

Cristina Calderón has unfortunately left them now. But the younger generation of Yagan knew that one day she would leave. In all future struggles of the Yagan, both in the Assembly in Santiago de Chile and in the field in Patagonia, Cristina’s memory will accompany them as her daughter Lidia said: “Everything I will do in my work will be in your name and in the name of the Yagan”.


[1] Cristina Zárraga, 2016, Cristina Calderón. Memorias de mi abuela yagan, Punta Arenas, La Prensa Austral Impresos.